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Ils passeront pièce par pièce, énumérant et notant tout.

Ils passeront pièce par pièce, énumérant et notant tout.

Il est déjà bien froid cet hiver qui vient en ce jeudi 14 novembre 1697.

Ils sont plusieurs d'Hostun, dans la maison du sieur Obert, quartier des Maillets, paroisse de Saint- Mamans. Il y a Maître Grand le notaire, accompagné d'Antoine Delaye-Sarron, tailleur de pierres et maçon, qui est aussi un peu son cousin et André Tortel, dit Barbet, ces deux-là sont présents comme experts. Il y a aussi Isabeau Delaye, la veuve de Claude Grégoire qui était le fermier d'Obert pour cette propriété des Maillets.

Ils sont là pour l'inventaire des biens de Claude qui vient de mourir.
Ils vont faire pour ses héritières, sa femme Isabeau Delaye, sa fille Marguerite qu'il avait eue de sa première épouse Catherine Royannez, et sa petite dernière, Isabeau, un inventaire des biens de Claude.

Ils passeront pièce par pièce, énumérant et notant tout.

La femme passe devant et ouvre les portes, c'est elle qui vivait là avec Claude, pas depuis très longtemps, elle est la troisième épouse.

Celle qui fut sa première, Catherine Royannez, avait vécu vingt-sept auprès de lui, mais elle ne lui a donné qu'une fille, Marguerite, qui a aujourd'hui vingt-deux ans. Catherine était morte au sortir de l'hiver de 1689.

Un an plus tard, Claude avait épousé une fille Reboulet, des Guerbys, mais elle avait quitté ce monde à son tour, sans avoir enfanté, au creux du terrible hiver de 1693. Le temps courait, cinq mois après, Claude l'avait mariée, elle, Isabeau Delaye, fille de Pierre Delaye dit Bedit et de Marie Vinet, et le 3 février de l'année 1695, elle lui avait donné une nouvelle fille, que Claude a voulu baptiser comme elle, Isabeau. C'est elle l'autre héritière qui n'a que deux ans, dont elle doit veiller sur les intérêts.

D'abord, ils passeront par la chambre où Claude Grégoire est mort. Le lit où il a rendu l'âme et où il a souffert. Sa mort, il l'a vue venir, et en janvier de cette année 1697, il avait fait son testament, cet inventaire, c'est lui qui l'a voulu.

Le notaire consignera ce lit en premier, en bois de cerisier, avec sa paillasse, sa couverure de laine blanche ; il voisine avec un coffre en noyer, fermant à clé, que l'on ouvrira plus tard, un pétrin, qu'ici on appelle « une arche », en cerisier lui aussi, une armoire que l'on dit : « un garde-robe », dans le même bois, mais qui n'a plus ni clé ni serrure, une deuxième arche, mais en sapin, reste sans doute d'une des précédentes dots. Les filles venaient souvent avec le pétrin pour le pain, quelques brebis pour étoffer le troupeau, leur trousseau et un peu d'argent pour les plus fortunées. Dans la même pièce, il y a une poële à frire, une bassinoire pour le lit, un grand chaudron et une bassine en cuivre, un pot de fer tenant environ huit escuillerées, des poids de cinquante livres à douze, un petit chenet et une crémaillère dans la cheminée, une picote, cette petite bouteille qui était la mesure du vin dans les auberges, un plat, deux assiettes, le tout en étain, et pesant huit livres. Pour le lit toujours, quatre linceuls, une paire de frangés, ces rideaux pour la couche qui est donc à baldaquin.

Il y a les habits de Claude, une casaque, ses hauts-de-chausses de drap, de peu de valeur, car chaque fois Maître Grand le précise, « mi-usé », « de peu de valeur, » comme son manteau de drap ou ses trois coiffes de nuit. Il y a six sacs de grosses toiles, cinq paillasses, celles que l'on rajoute dans la pièce pour faire dormir les journaliers, au moment des gros travaux des champs, des outils, un marteau avec son enclume pour affûter la daille, (la faux) qui est là aussi, le notaire la donne comme mi-usée, comme « le daillou», dans la langue, la faux est la « daille », le daillou, le format en dessous, le notaire l'écrit dans le patois, car il n'en connaît pas la traduction dans ce français, que lui seul sans doute comprend vraiment.

La chambre est décidément pleine d'outils, on y trouve aussi une paille de fer, une bêche, une pioche, un trident, mais aussi deux araires, un volant pour moissonner, cette pièce de bois que l'on rajoute à la faux pour que se forme la gerbe, deux haches, dont un destrat, une scie, des tarières...Les outils avec lesquels on s'échinait le jour, on vivait avec même la nuit. Le groupe passe dans une pièce contiguë, il y a là un tonneau d'une capacité de deux charges, une gouille, qui est la serpe locale, un entonnoir.

Isabeau va clore l'énumération des objets, pour parler de ce qui sans doute la taraude depuis le début de la visite. Pour prendre le domaine des Maillets en fermage, Claude avait acheté deux mulets qu'il n'avait pas fini de payer, et elle a dû emprunter une centaine de livres pour rembourser à Mathieu Royannez et Jean Ruissart, à qui elle a fait deux billets à ordre. Les mulets sont là dans l'écurie ; on en profite pour faire le décompte du cheptel, dix-neuf brebis et moutons, trois cochons, il y a des poules, mais elles sont à Maître Obert, les poules vont avec les murs.

Et puis le notaire s'attaquera aux documents, ceux sortis du coffre en noyer fermant à clé, le décompte en est long. Lui seul peut les lire. Claude Grégoire, comme tous ici, hormis Delaye- Sarron, qui écrit et dessine un peu, car il taille la pierre, ne savait ni lire, ni écrire, mais les archives familiales des Grégoire sont scrupuleusement conservées, et la liste en est longue : l'inventaire d'Estienne, le père de Claude, fait en 1651 l'année de sa mort, des transactions diverses avec son cousin Pierre Grégoire, des quittances issues des règlements d'héritage commun (tous sont les descendants de Pierre Grégoire dit Fruchet) ; un acte de pension que versait à Claude la dame Guichetieux de la Grangeneuve et son fils le chanoine ; un acte de tutelle des enfants d'Estienne, mort sans doute avant que tous ses enfants ne soient majeurs, des quittances en grande quantité, pour des affaires, des ventes, du travail, avec Pierre Royannez dit « chevalier » , son premier beau-père, avec Estienne Matras, son voisin de la Mussonne dont Estienne Grégoire le père, était le parrain ; de son frère Aymard, de son voisin des Marchands, Belle-Chiorat qui a épousé, quatre ans plus tôt sa première fille Marguerite ; des quittances par les Monteil, père et fils, (le fils avait marié sa sœur Benoîte), Delaye-Sarron en voit passer une pour des travaux qu'il lui avait fait ; des quittances avec Jean Belle autre voisin des Marchands ; avec Ennemond Merle autre voisin de ce même quartier ; un acte d'arrentement pour le terrain que Claude louait à Estienne Matras ; une sommation signifiée par huissier à Pierre Gillibert par Claude ; plusieurs liasses de papier soigneusement archivées, les traces d'un procès mené par sa mère Jeanne Lattier contre un nommé Philippe Perrier ; deux carnets de quittances de pension passées par divers fermiers ; une autre liasse de pensions et quittances.

La journée avançant, on se donne rendez-vous, le lendemain matin à Hostun dont tous viennent, au quartier de Boulogne, domaine des Marjoises.

Du château de la Croix, dont Maître Grand est aussi châtelain pour le seigneur, et où les après-midi, il exerce et reçoit, on voit bien le quartier de Boulogne. Les Marjoises appartiennent à la demoiselle Tabaret, son frère Jean est le parrain de la jeune Isabeau. Aux Marjoises, il reste peu de chose, sans doute Claude était en train de laisser cette ferme pour celle de Saint-Mamans. Il y a un lit mais qui n'est qu'un simple châlit en cerisier, sans aucune garniture, il y a à côté deux tonneaux de même taille et un petit, une nouvelle arche, mais en sapin ; les trois mariages ont laissé la même trace, deux fourches, deux râteaux de bois, deux cribles, un petit banc de bois, trois seilles, une sorte de siège à trois pieds. On passera aux grains, au règlement des terres ensemencées par Claude et que d'autres engrangeront . A la fin seulement des douze pages de l'inventaire, le notaire notera les immeubles, car Claude était aussi propriétaire, il possède à Hostun, terroir des coqs . Si le quartier de Boulogne est au sud du château, les Coqs sont derrière lui au nord et à la même altitude, une maison, sur trois sétérées et demie , c'est-à-dire un peu plus d'un hectare.

la propriété comporte la maison entourée d'un curtil margillière, d'un treillage, de terre et de bois.

Le notaire en définit les limites, de bise (au nord) et du levant, il y a la propriété de Pierre Gillibert à qui nous avons vu que Claude avait envoyé l'huissier, du couchant, un chemin qui va du château d'Hostun à celui de la Baume, du vent (au sud) la maison et la terre de son cousin Antoine Grégoire. Il a aussi un peu plus loin, deux sétérées de terres et châtaigners .

Cette maison était celle de son père Estienne Grégoire, qui la tenait du sien Pierre dit Fruchet. L'aïeul qui avait aussi la propriété située juste à côté, qui aujourd'hui est à son cousin germain Antoine.

Marguerite Grégoire la fille aînée, mourut à vingt-quatre ans en avril 1700 ; on ne trouve pas de trace de la jeune Isabeau, emportée très jeune elle aussi dans l'un de ces mauvais hivers du siècle du grand Roi. La maison de Claude Grégoire fut vendue, c'est Antoine Belle, un fils de son voisin Jean Belle des Marchands, qui vivra là, il est cordonnier . Comme les autres, Belle des Marchands sont «Chiorat» ( on dit chiourat : le troupeau de chèvres), comme les Matras sont « Musson » (on dit mussou), le sobriquet de cette branche est « Lamoureux », ils le laisseront à la maison.

En face, l'autre bâtisse sera encore habitée par les descendants d'Antoine Grégoire, le cousin de Claude. Il la tiendront encore un siècle, le dernier d'entre eux, Antoine, comme son aïeul, n'aura pas d'enfant de son épouse, Marguerite Dissart, native de la Baume. Lorsqu'elle disparaît à l'âge de 41 ans, en mars 1767, un mois plus tard, avec un empressement certain, Antoine qui a soixante-quatre ans épouse Françoise Moréon. Car tous ont une obsession, comme le seigneur depuis le temps des Ragner et Matfred, transmettre leur nom et leurs biens à une descendance, comme le Roi tout en haut, ils ont des prénoms héréditaires, comme les nobles ils tiennent et transmettent le fief. Antoine Grégoire, des Coqs, dernier descendant de Pierre dit « Fruchet « né à l'alentour de 1580, dont le nom apparaît lors de son mariage avec Philippa Perret, tentera lui aussi malgré le poids des ans de sauver sa race. Au mariage, on trouve comme témoin son voisin immédiat de Lamoureux: Jean Antoine Belle qui signe consciencieusement son nom et Joseph Terpant, frère de mon aïeul dont la grande maison familiale est juste en face à la même altitude ou presque, au quartier des Ferrands. Il faut prendre le chemin du couchant celui qui va d'un château à l'autre, passer devant la maison des Matras-Musson ; la suivante, à droite, au quartier Ferrands est celle des Terpant. La belle signature de Joseph traduit l'homme de l'écrit qu'il fut.

Françoise Moréon, on prononce « morion » dans la langue du pays, est une jeunette de vingt-deux ans. Ce qui sans doute laisse à Antoine de belles espérances, mais le mariage ne portera pas plus de fruit que le précédent. Les Grégoire, en dépit de toutes les tentatives tardives de leurs derniers mâles, vont s'éteindre.

À Lamoureux, les Belle qui se transmettent le prénom de Jean, depuis l'aïeul des Marchands vont tenir la maison jusqu'au milieu du 19e siècle, puis tomber en quenouille. Le dernier Jean aura quatre filles : l'une d'elles, Julie, épousera tardivement un journalier de Rochechinard, Victor Ézingeard ; elle mourra sans enfant, dans sa maison en 1894, elle a soixante-sept ans ; son mari sera retrouvé mort par une voisine, sur le seuil le 20 juillet 1899. La maison ne sera plus habitée.

En face, l'autre maison Grégoire, par la jeune épouse, passera aux Moréon qui la transmettront aux Bresson (on dit breusson) . La dernière héritière, Dina Bresson ne se mariera jamais, elle y vit de façon intermittente, elle garde là, poules et chèvres, mais dort au village dans une petite maison du pavé. Elle ne parle presque que le patois, elle meurt en 1954. La maison ne sera plus jamais habitée et comme Lamoureux tombe en ruine.

Mon grand-père maternel, Magenti Serre-Barret connut pendant la grande guerre, le dernier Ezingeard : Raphaël, fonctionnaire des impôts. Quand au hasard d'une mutation, son épouse institutrice fut mutée à Hostun, Ezingeard, lui vendit la petite maison dont il avait hérité dans le village, et le terrain avec la ruine qu'il avait à Lamoureux.

Je suis là, à Lamoureux, terroir des Coqs, comme il est écrit dans l'inventaire de Claude Grégoire. Ce nom des Coqs figure depuis peu sur un panneau indicateur, ce qui a comme conséquence que pour la première fois, on commence à entendre le volatile, alors que nous n'avons jamais dit autrement que « lé cau. »

J'ai relevé la maison dans laquelle poussaient des arbres, remis en fonction le « curtil margillière », c'est-à-dire le potager fermé dont les murs de pierres sèches s'étaient effondrés. J'ai remonté, le puits, le four à pain qui dut servir à tous, les Grégoire, les Belle des Marchands, les Matras-Musson. Dans les gens qui m'ont aidé et y ont travaillé, il y a l'un de mes voisins qui vit aujourd'hui aux Marchands dans la maison de Belle-Chiorat, qui fut le gendre de Claude Grégoire. L'autre maison, celle d'Antoine, dont la bâtisse comportait plus de place pour les bêtes que pour les gens, sert aujourd'hui d'écurie pour les chevaux de ma fille.


Des ruines, sont sortis les restes de ces vies passées, les tessons des poteries, les mangeoires des animaux, les vieux outils. J'ai pu remmancher deux pioches, larges, qui me semblaient bien peu pratiques, jusqu'à ce qu'André Belle, que l'on dit « château », m'ait labouré un peu de la parcelle. André est d'une autre branche Belle, qui vit depuis toujours à côté de la demeure seigneuriale. Autrefois, on disait « Belle La Croix », car ils vivaient dans l'ombre de la Croix du blason des Hostun. J'ai compris en attaquant ce labour à la main, que cette pioche, comme celle de l'inventaire de Claude était faite pour ce type de travaux, pour ces gens qui entièrement à la main, retournaient leur champ.

Je suis le dernier penché sur cette terre, le dernier qui connais ces histoires. Je sais les morts, les fêtes, et les mariées dans leurs robes nuptiales payées par les époux, suivant l'usage, les enfants disparus trop tôt avec l'espérance qu'ils portaient, les vieux qui calent devant le travail sous le poids des ans. Je sais les noms des lieux et parfois leur pourquoi, je sais remonter les murs de pierres sèches et tous les miens sont debout, je sais les noms des plantes, mais je ne les connais pas toujours en français, je sais l'histoire des familles qu'elles ne connaissent plus. Je sais ceux qui furent puissants et ont sombré, ou disparu, ceux sortis de rien, que le dernier siècle a choisi pour s'élever. Je sais des histoires tristes, avec des petites bâtardes qu' on laisse crever, je sais la chasse et ses passions, les postes où passent les bêtes depuis toujours, depuis l'épieu et l'arbalète, auquel le fusil n'a rien changé. Je sais, car comme le dit Richard Millet, les écrivains,comme les mères et les fossoyeurs, mettons-y dans un grand élan de narcissisme, les petits auteurs de bande dessinée, les écrivains savent descendre dans les tombeaux pour en sauver les mémoires.

Qu'ils soient sauvés : Les Grégoire des Coqs, les Matras-Musson de la Bretaudière, les Belle-Chiourat des Marchands et tous les autres.

Du couchant le chemin du château d'Hostun à celui de la Baume.

Du couchant le chemin du château d'Hostun à celui de la Baume.

Magenti Serre-Barret, Lamoureux année 40.

Magenti Serre-Barret, Lamoureux année 40.

Lamoureux, terroir des Coqs (dé cau) aujourd'hui.

Lamoureux, terroir des Coqs (dé cau) aujourd'hui.

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