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Ce qu'il reste de nous. (1)

Avant-propos

Je fais partie de cette génération qui a vu disparaître une civilisation qui avait duré dix siècles, une autre vient que je ne verrai pas. Au détour de lectures, à la radio, je les reconnais, ceux qui comme moi, ont entrevu cet ancien monde.

Ils peuvent être très différents : des écrivains comme Richard Millet, Pierre Bergounioux, Pierre Jourde, Jean-Loup Trassard, Jean Clair ou Marie Hélène Lafon, des historiens comme Alain Corbin, le chanteur Jean-Louis Murat, le scénariste Jean-Claude Carrière... leur point commun, cette conscience de l'irrémédiable disparition qui fait parenté entre tous.

C'est la coupure historique entre l'homme et la terre, scission pas forcément nostalgique mais traumatisme certain chez tous. La disparition de la société agraire traditionnelle qui avait construit ce monde est pour nous comme le Cheshire cat, le chat d'Alice au Pays des Merveilles, nous l'avons vu, mais il s'efface, nous en voyons encore le sourire, là où beaucoup ne discernent plus rien.

Ce projet est celui d'un livre, et avant d'en trouver la forme définitive, j'en publierai ici quelques extraits, sans doute dans le désordre par rapport à ce qui sera sa forme finale et sans la totalité des illustrations qui feront l'édition papier.

Je le vois comme ces carnets de voyage que font beaucoup de dessinateurs aujourd'hui, mais c'est un voyage immobile et dans le temps, la démarche pourrait se résumer à cette phrase du roman « Les Années » d'Annie Ernaux :

« Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais »

Chapitre 1

C’est un homme qui pousse sa charrue attelée à deux bœufs blancs, il arrive au bout du champ qui s’appelle la Pioula et qui est sien.

C’est la dernière parcelle cultivée avant que le terrain ne s’incline trop et que débute la montagne. Au bout de son champ, il y a celui de mon père qui descend doucement jusqu’à sa maison, sa terre bute au nord sur la cure, son jardin et l’église, celle du laboureur prend la suite et longe le vieux cimetière.

Le paysan se nomme Maurice Vitte. Il arrive là au bout de son sillon, et le vieux bâtiment de la cure ne le cache plus à la vue, quand on est là où je me trouve, dans le jardin de la maison familiale que je dis de mon père, mais qui à cette époque est celle de ma grand-mère. Car cette image est un souvenir, sûrement le plus vieux, que je puisse me remémorer.
Si je baisse les yeux et ne regarde plus l’homme et son attelage, je vois sur ma poitrine des motifs d’une broderie avec des instruments de musique, ce qui permet à ma mère de dater précisément l’événement. J’ai trois ans environ, et j’entre dans l’existence avec une image d’un autre monde, mélange d’une peinture d’Eugène Boudin ou Rosa Bonheur, et de quelques lignes de Giono dans Regain. J’entre dans ce monde qui est celui du rock and roll, de la bande dessinée, du cinéma d’Hollywood avec une image d’un siècle et d’un temps déjà disparu.

Le lieu s'appelle Hostun, au pied du Vercors. Le champ où Maurice Vitte s’échine sur son attelage frotte le petit village d’une quinzaine de bâtiments massés autour de l’église Saint-Martin. Un siècle plus tôt, ce qui ici est hier, on en a construit un autre dans la plaine , qui a pris le nom de Saint-Maurice d’Hostun. Le nom du légionnaire martyr de la légion thébaine traînait là, au milieu des champs, unique souvenir d’une église des premiers temps du christianisme, depuis bien longtemps disparue.

Ma famille est d’ici, depuis toujours. Depuis les premiers actes de catholicité quand on prit conscience qu’il fallait noter, ceux qui naissaient, ceux qui mouraient, pour que la mémoire des hommes ne les oublie pas, comme on l’avait fait de tous les disparus des siècles précédents, emportés par les grandes pestes, par la faim, la guerre ou le travail. Depuis que les curés notaient sur leurs actes paroissiaux les noms de leurs ouailles, nous sommes là.

Deux villages, celui du bas, celui du haut, nous sommes du haut.

Le nom d’Hostun apparaît pour la première fois sur un cartulaire de l’église Saint- Barnard de Romans, la ville la plus proche, à moins de vingt kilomètres. Un seigneur d’Hostun nommé Matfred, fils de Ragnier, restitue en 1025 la moitié des terres et des dîmes de l’église de Samson qui lui viennent de sa mère Ermengarde, le vingt-cinq juillet, jour de la Saint-Jacques, fils de Zébédée. Son père les avait léguées aux bons moines, et lui, après les avoir un peu saccagées sans doute et voulu les récupérer, fait acte de contrition et restitue les legs à l’abbaye, son père prétextant sa jeunesse, « car c’était un enfant » pour excuser son geste. On y apprend qu’il porte le nom de son grand-père Ragnier, qui lui serait né avant l’an mil.

Avant, on ne sait presque rien. Un paysan Wilfrid Ferrand, à la fin du siècle dernier a bien trouvé dans une prairie sous le village de Saint-Martin, cachée sous une large pierre, une jarre qui contenait neuf cent pièces gauloises, témoin de la présence d’une tribu, dont on ne sait trop à qui elle se rattachait, sans doute de la grande famille allobroge. Les Romains comme toujours s’installèrent dans la plaine, là où traînait sur le vieux cadastre le nom de Saint-Maurice. On lui éleva sans doute la première église, à côté de la villa gallo-romaine qui dort encore sous les noyers. De ce premier habitat, il ne restera que le nom, balayé par les vents successifs du déclin de Rome, des invasions germaniques et de la nuit mérovingienne.

De cette période, les noms des premiers seigneurs en sont encore l’écho, pas de noms latins pour ces chevaliers chrétiens qui feront venir les premiers moines ; mais des noms uniques, très germains, que l’on transmet, de grand-père à petit-fils. Issus de l’aristocratie militaire carolingienne, la déliquescence de l’état leur laisse leur chance, et ils vont savoir la prendre. La famille d’Hostun, en ce sens, est un modèle du genre. Petits chevaliers sur leur motte, dans un fief où ils vont voisiner avec d’autres nobliaux, souvent très proches, avec une opiniâtreté exemplaire qui traverse les siècles, les descendants de cette famille Ragnier-Matfred agrandiront, consolideront leur fief, accumulant terres, titres et charges, pour venir tout en haut de l’état, tout près du corps du Roi, Duc et Pair de France! Leur blason, la vieille croix engrelée d’or d’Hostun, écartelée avec les lys de France.

Juste à temps, juste avant que l’histoire commencée sur la motte, et qui finit sous les ors de Versailles ne s’achève. Nous sommes au milieu du beau XVIIIe siècle, la chute de leur monde approche, ils auront la chance de disparaître avant lui.

Sous le ciel de ce onzième siècle que l’on nous dit avoir été beau, les seigneurs d’Hostun ont construit leur tour.
Ils ont édifié la motte, qui porte toujours le nom de Mottet, relevé la terre pour être encore plus haut et dominer la plaine, et là derrière leurs palissades de bois, ils ont offert le refuge et fidélisé les paysans.

Car ces deux castes sont indéfectiblement liées. Les nobles sont la terre, ils en portent le nom et doivent la défendre comme ceux qui l’habitent et la travaillent.
Dans ce siècle, de hache et de houe, où l’on défriche et construit, sont aussi venus les moines noirs de Saint-Benoît.

Autour d’une source fabuleuse et peut-être déjà sacrée du temps des Gaulois, où d’anciens tombeaux romains étaient encore épars, ils ont fondé un prieuré, puis élevé l’église qu’ils dédièrent à Saint-Martin.

Dans sa façade, on voit la pierre tombale, qu'un nommé Euprépius a fait construire pour sa mère, dans les débuts du millénaire, dernier souvenir de l’Empire.

Et les moines expliquèrent que là où l’on enterrerait leurs morts et où on les coucherait à leur tour, là, il fallait rester, ne plus essarter, cultiver et aller plus loin, mais faire souche. Mille ans, c’est le temps des civilisations, celle des paysans, dont Maurice Vitte, penché sur sa charrue derrière ses bœufs blancs, était un bout de la chaîne.

Ce qu'il reste de nous. (1)
Ce qu'il reste de nous. (1)
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