Pendant six années, j'ai adapté deux romans de Jean Raspail : « Sept cavaliers » et « le Royaume de Borée ». Pendant tout ce temps, j'ai lu ou relu les autres ouvrages de cet auteur, devenu un ami, et ce fut l'occasion de fréquentes discussions sur les sujets qui nous fascinent l'un et l'autre. Parmi les livres et les thèmes que nous avions souvent abordés, il y avait son tout dernier ouvrage « En canot sur les chemins d'eau du Roi » dernier livre, sur son premier voyage, sur les traces de Louis Jolliet et du père Marquette, les découvreurs du Mississippi. Un périple qui fut fondateur pour Jean Raspail, « son plus beau voyage », me dira-t-il.
Dans ce récit, il y avait quelques pages sur Fort de Chartres, Jean Raspail avait bivouaqué dans ces ruines. C'était là, que le dernier des capitaines français, cinq ans après le traité de Paris qui abandonnait les Amériques aux Anglais, avait cédé le dernier des forts du Roi de France. La paix signée l'engageait à ne rien faire, mais les Indiens, de leur côté s'étaient soulevés et avaient bloqué l'avance anglaise pendant toutes ces années. Jean Raspail avait entrevu dans ce personnage et dans son texte, les liens particuliers que le monde des Indiens avait noué avec les Français, et par contrecoup, la difficile situation de ces soldats peu nombreux, à qui la raison d'Etat ordonnait le repli, quand leurs alliés leur demandaient de partir en guerre avec eux contre l'anglais.
Je creusais le sujet. En plongeant dans les archives, les historiens spécialistes de la période: le professeur Jacquin, Gilles Havard, Richard White... Le monde que je découvrais était une autre Amérique. Le contraire absolu de celle, anglophone, qui avait suivi un monde franco-indien, où les villages étaient communs, où les mariages mixtes étaient fréquents. Comme cette année 1760, si à Paris, le Roi signait l'abandon de ces immenses territoires, à Notre-Dame de l'Immaculée Conception de Kaskaskia à côté de Fort de Chartres, le jésuite en place baptisait vingt enfants français, dont seize d'entre eux avaient une mère indienne pure.
Et puis il y eut un déclencheur, de ceux qui ouvrent une porte et entraîne le processus de création et de compréhension d'une histoire, un fait divers lu sur internet, le suicide d'un homme.
Le 27 octobre 2011, le colonel Robert Jambon se suicide à 86 ans au pied du monument aux morts d'Indochine de Dinan. Il laisse une lettre d'explication, il explique qu'il a porté un poids toute sa vie : avoir dû abandonner au massacre les Hmong, cette minorité du Laos dont une partie avait décidé de rejoindre les Français pour lutter contre les régimes communistes. Dans sa lettre intitulée « Ma dernière cartouche, ultime combat pour une cause orpheline », Robert Jambon évoque « ses amis pas comme les autres ». Il y parle de ses compagnons tombés à ses côtés, comme "le chasseur Ba Lan", le "sergent Lienne ", mort d'une balle dans la tête alors qu'il tentait de lui porter secours. Peuple toujours traqué soixante ans après, le colonel n'avait pas supporté cet abandon, son geste était l'ultime protestation. Pour expier sa part de honte écrivait-il.
Là-bas aussi les nations indiennes se succédaient, dans les fortins encore tenus par de maigres garnisons, en suppliant de ne pas partir, de prendre les armes avec eux, contre l'Anglais dont on ne voulait pas. Le chef Pontiac se battait sous la bannière à fleurs de lys, en tenue des compagnies franches de Louis XV, les Biloxis avaient juré de mourir avec les Français. Les Illinois, les Shawnees faisaient front. Néolin le prohète des Delawares courait les wigwams : « il faut rejeter les Anglais à la mer, mais les Français peuvent rester, ils vivent avec nous !».
Le Colonel Jambon n'était pas seul avec sa part de honte. Là-bas aux lointaines Amériques, quand Voltaire n'avait rien compris et se moquait des arpents de neige que l'on abandonnait, des hommes devaient laisser des compagnons d'armes, des femmes, des gens avec qui ils avaient vécu, car depuis un siècle, depuis que Marquette et Jolliet avaient découvert ces contrées et sur une étendue qui allait de la Virginie anglaise au pied des premiers contreforts des Rocheuses, un monde s'était construit. Il était le contraire de celui qui vint ensuite et qui brisa les nations indiennes.
L'homme qui dut rendre les clés du dernier des forts, plier le drapeau et s'en aller, s'appelait Louis Groston de Bellerive de Saint-Ange, mais on l'appelait seulement Saint-Ange. Il est le « Capitaine Perdu ».
« Capitaine perdu »
Éditions Glénat.
Sortie le 9 septembre 2015.